Historique

L’Histoire de la Chèvre de Lorraine

 par J.J. Marquart et S. Jurjanz

PREAMBULE

La Lorraine, réputée de climat continental, ne ressemble pas à un berceau d’élevage caprin. Rappelons qu’il existe pourtant un élevage régulier dans des pays plus rudes, tels que la Pologne ou la Scandinavie, où ont été recensé au début du siècle dernier respectivement 50 000 et plus de 200 000 chèvres (Diffloth, 1918). En effet cet animal, réputé très méditerranéen, ne figure pas seulement dans l’économie, mais aussi, depuis longtemps dans le folklore et la mythologie.

Dans l’histoire rurale lorraine, ou française, ou européenne, la chèvre a été un animal de gens pauvres, de gens de peu, de petites gens. Aussi, rarement des races de chèvres ont été définies, des standards déposés, des syndicats formés et de concours organisés. En Suisse seulement et dans les Alpes, il y avait la nécessité d’exporter et, dès le XVIII siècle, il fut nécessaire de définir des types différents par vallée (Saanen, Toggenburg, Cous noirs du Valais etc.) pour éviter la concurrence et proposer sur le marché un produit identifiable (Diffloth, 1918).

Dans la littérature il y a peu de descriptions. En effet, les gens pauvres ayant peu d’accès à l’écriture ne laissent pas de trace dans l’histoire. Ainsi l’histoire de la Chèvre de Lorraine se confondra longtemps avec l’histoire de la chèvre en Lorraine et le lecteur comprendra rapidement cette confusion.

Cet aperçu historique reprend les synthèses rédigées sous la plume de Jean-Jacques Marquart étoffées par les données les plus récentes.

La domestication de la chèvre et l’antiquité

La domestication de la Chèvre eut lieu aux confins syro-irakiens en même temps que celle du Mouton, vers 8000 avant J.-C. (Taberlet et Vigne, 2008), dans le processus continu de naissance et formation de l’agriculture. Ensuite, la chèvre domestique se dispersa vers l’Asie, l’Europe et l’Afrique le long des voies commerciales.

La domestication de la chèvre offre à l’homme des ressources multiples: viande, peaux (plus souples et plus solides que celles du Mouton pour les récipients et les vêtements), lait (plus accessible que celui des bovins), poils, graisse, os, cornes et fumier. Son comportement moins craintif que celui du mouton, son adaptabilité à tous les biotopes, à toutes les autres espèces domestiques (conduite des Moutons) et sa capacité à porter favorisent le développement de son élevage.

L’archéozoologie a découvert des reliques nombreuses du néolithique, notamment sur les sites de fonte des glaciers (comme le cadavre dénommé « Oetzi »), qui comportent des lambeaux de vêtements en peau de chèvres domestiques illustrant la présence de ces animaux en Europe déjà 3000 ans av. J.C.

L’élevage de la Chèvre y est donc pratiqué très tôt (civilisations cardéales et danubiennes), dans la future Lorraine en particulier (Meniel, 1987). Les autres voies de dispersion de la Chèvre vers l’Afrique et l’Asie ont donné naissance à des populations caprines multiples, différentes les unes des autres en raison de la différentiation géographique, qui permet l’adaptation au milieu, et de la spécialisation économique (ex. : grandes chèvres laitières des Indes ou d’Ethiopie, chèvres mixtes du Sahel et du Maghreb, chèvres prolifiques du Sénégal, chèvres à poils des Bédouins, chèvres à mohair de Turquie et du Tibet).

Les grandes civilisations amplifient les échanges déjà existants ou en créent de nouveaux, qui empruntent de nouvelles voies commerciales maritimes, terrestres ou fluviales. Les littératures, les œuvres d’art, les objets pratiques, les restes osseux attestent de l’importance du rôle économique et culturel de la Chèvre ; n’est-elle pas la mère adoptive du roi des Dieux, Zeus.

L’activité de l’Empire romain se développe progressivement vers le Nord européen de sorte que vers le IIIème siècle (lors du règne de l’empereur romain Auguste), le centre économique et résidentiel s’installa dans les vallées du Rhin et de la Moselle avec les villes de Metz, Trêves et Coblence. Des représentations gallo-romaines nombreuses de caprins figurent dans les musées de Toul et de Metz.

La Lotharingie, future Lorraine s’étend depuis les plaines bataves jusqu’en Italie et cette répartition se comprend par l’importance des échanges commerciaux nord-sud, qui concernent notamment le bétail, les chèvres en particulier, aisément transportables.

Du Moyen-âge à la Renaissance (XVII et XVIII° siècle)

La Chèvre étant un animal à faible prix, elle n’était que peu mentionnée dans les inventaires monastiques, notariaux ou les listes de pillage : le soudard de passage préférait enlever un mouton bien rond plutôt qu’une chèvre osseuse.

La civilisation arabo-andalouse qui envahit le bassin méditerranéen et la partie méridionale de la France a permis des échanges commerciaux de bétail, dont des chèvres. De  grandes caravanes de bêtes de somme andalouses allaient jusqu’au Danemark pour commercer en passant par les vallées du Rhône, de la Saône, de la Meuse et de la Moselle de sorte qu’on trouve probablement des chèvres de Murcie ou de Grenade en Lorraine (Braudel, 1986).

Au XVème siècle, la chèvre faisait partie de la transhumance horizontale des moutons et des porcs (glandées), des forêts et des plateaux lorrains vers les Ardennes (Lorraine et Ardennes belges actuelles) comme le rapporte Yante (2004). Les chèvres participent aussi aux transhumances verticales des marcaires alsaciens et lorrains en direction des Hautes Chaumes vosgiennes.

Au XVIème siècle, « les Anglais et les Hollandais ont tiré de Barbarie et des Indes, la race de leurs belles chèvres, qui donnent deux à trois fois plus de lait et de fromages et du poil plus fin que celles de France. Il est aisé d’y multiplier des races étrangères, comme je l’ai dit au sujet des vaches et des brebis: les chèvres indiennes donnent presque toujours deux chevreaux par an. » (La Nouvelle Maison Rustique en 1736, p.355).

L’amélioration des races locales se fait soit par une sélection interne (élevage pérenne ou « en race pure »), soit par l’introduction d’individus exotiques (élevage attitré ou « croisement de métissage »). Pour la Chèvre, à l’exemple des autres espèces animales, des introductions diverses et inattendues pour l’époque, furent pratiquées très tôt : chèvres de Barbarie (Maghreb, Proche-Orient, Turquie). Buffon distinguait bien dans son Histoire Naturelle (Tome V) au XVIIIème siècle la chèvre commune des chèvres Angora (images 2a et b) originaires de Turquie et des Indes (1650).

Les chèvres du Tibet et du Kazakhstan ont été illustrée par Jaubert en 1818 (image 3). Cependant, certaines régions plus isolées par l’absence de routes comme les zones de massifs montagneux (les Vosges et les Ardennes) développèrent plutôt des élevages pérennes en améliorant les animaux indigènes sans introduction d’animaux exotiques.

Au XIX° s. et début du XX° s.

Les Européens ont exploré le monde et créé des Empires coloniaux. Ils y amènent des animaux domestiques de leur patrie d’origine mais utilisent aussi le bétail indigène et souvent en amènent en Europe, à la fois par curiosité (cabinets naturalistes, parcs zoologiques), et par souci économique, celui d’améliorer les races de la mère-patrie. La mondialisation commencée s’accélère. En France, le naturaliste Isidore Geoffroy St Hilaire créé en 1854 la Société Nationale d’Acclimatation et le Jardin d’Acclimatation en 1860, où il reçoit des animaux de tous les pays, dans le but de les acclimater ou d’améliorer le bétail français. Joseph Crépin l’ainé) est un des protagonistes du développement des « races » de chèvres qualifiées uniquement de communes et dénonce les croisements avec des races exotiques (Maltaise, Schwarzhals, Murcies, Manchas, Nubiennes) ou de laine (Cachemire ou Angora) (Crépin, 1964). En effet, la littérature zootechnique en France à cette époque ignore largement la chèvre commune. Les chèvres Angora et Cachemire étaient les seules officiellement intéressantes, susceptibles non seulement d’améliorer la production de laine, mais également la production laitière (Denis, 2009). Des sections provinciales soutiennent cette société nationale quelque peu parisienne. Ainsi naît la Société Régionale d’Acclimatation du Nord Est, fondée à Nancy en 1855 pour les Ardennes, le Bas-Rhin, la Moselle, les Vosges, la Meurthe, la Meuse, la Haute-Saône et la Haute-Marne. Elle publie un bulletin et procède à de nombreuses expériences. Les plus importantes personnalités scientifiques, agricoles, médicales, administratives et politiques y adhèrent.

Vers 1860, le Négus a envoyé à Napoleon III un jeune Hippopotame, accompagné de chèvres de Nubie pour le nourrir. Tous furent logés au Jardin d’Acclimatation où Geoffroy St Hilaire fut étonné de la qualité et l’abondance du lait de ces chèvres (jusqu’à 10 L par jour !), et du nombre de jeunes par an (3 à 4 par mis bas) (Crépin, 1906, p. 214). Il en confia au Docteur (en Sciences) Sacc de Wesserling (68) qui les céda plus tard aux sociétaires de Nancy. Bonnes laitières elles furent recherchées car leur lait n’avait pas d’odeur hircine. Cette société introduira vers 1855 des boucs du Proche-Orient et de Libye chez Monsieur Viriot à Neuve-Ville (aujourd’hui Laneuveville-devant-Nancy) mais aussi à Nomeny, Nancy-la-Malgrange et  Epinal (Bulletin de la Société Régionale d’Acclimatation, d’Encouragement et de Progrès pour la Zone du Nord Est, 1873, Tome I à VI) ce qui introduisit une coloration mouchetée (ou herminée) que l’on retrouve encore actuellement. Les boucs de grande taille, difficile à garder en élevage familial, étaient souvent tenus par des gens tels les éclusiers, les gardes-barrières, les forestiers, les gardiens d’octroi ou les paysans de grandes fermes. Ainsi ces reproducteurs amélioraient les chèvres dans tous les alentours sans organisation d’une station de sélection.

A cette époque, les caprins étaient appréciés dans les campagnes lorraines. En 1873, l’administration de l’Empire allemand des 3 départements alsaciens-lorrains fit un décompte très précis du bétail et dénombra 56 000 chèvres. Ce cheptel passera à 64 000 en 1907 et l’administration française fit de même et compta 120 000 chèvres en 1919 (Zundel, 1920), ce qui correspond aux effectifs des plus fortes populations régionales françaises. Profitant d’un contexte un peu plus favorable aux caprins au début des années 20, Pierre Crépin (fils de Joseph) et le président de « l’office des races », Dechambre, définissent le premier standard caprin qui se confondra plus tard avec le standard alpin. En même temps, Crépin fonda le Livre d’Origine de la Chèvre de Race Pure (LOCRP) et une revue, La chèvre au foyer. Ainsi les actions de  Joseph Répin réorientent la sélection caprine vers les aptitudes laitières au détriment du croisement des chèvres françaises avec des races exotiques uniquement pour la laine ou les loisirs. Cependant dès la fin des années 20, l’effectif de chèvres du Nord-est de la France s’écroule rapidement. La France devient à nouveau excédentaire en lait de consommation et les techniques frigorifiques permettent des transports de plus en plus lointains et une conservation de plus longue durée du lait de vache, le rendant accessible à tous. C’est la période de la vache triomphante et il n’est plus question de valoriser la chèvre (Delfosse et Le Jaouen, 1999). Même si l’élevage caprin est passé de la zoologie à la zootechnie à la fin de la dernière guerre, la sélection caprine n’en est qu’à ses prémices. En effet, les livres généalogiques sont privés et majoritairement réservés aux races exotiques. A cette époque, on est loin du dynamisme des livres bovins et ovins (Delfosse et Le Jaouen, 1999).

En 1942, il reste 7000 chèvres dans les Vosges, 3000 en Meurthe-et-Moselle et 2000 en Meuse (Goumy et Gruet, 1946). Néanmoins, pendant la guerre 39-45, la pénurie incite beaucoup de ruraux à reprendre des chèvres pour obtenir lait, viande, fromages ou pour allaiter des enfants, car les chèvres ne figurent pas dans les biens de réquisition.

Les notions de chèvre commune, chèvre en Lorraine et Chèvre de Lorraine

La structuration des races se fit dans l’espèce caprine plus tard que dans les autres espèces de ruminants comme décrit ci-dessus. A l’initiative de grands éleveurs se constituent  des syndicats pour vendre un produit identifiable (« standard ») contre la concurrence. Les espèces animales sans intérêt pour la grande exploitation comme les chèvres se structurent surtout dans les années 40 et 50 par entités géographiques : les Alpines chamoisées au Centre (département de l’Indre et Loire), l’Alpine Saanen, plus tard nommée Saanen tout court, au Sud-est (département de la Drôme) et dans le Poitou la chèvre du même nom (Delfosse et le Jaouen, 1999) excepté les chèvres exotiques mentionnées plus haut.

En Lorraine, le type « commun » de la chèvre domine toujours et elle est généralement décrite par opposition aux races établies. En effet, Goumy et Gruet (1925) citent la chèvre commune sans description détaillée d’un phénotype spécifique. Le polymorphisme est ainsi un des caractères majeurs de tels animaux pour les raisons suivantes :

– Des origines très variables puisque la terre lorraine était depuis longtemps et reste au croisement des chemins de migrations humaines.

– Des troubles socio-économiques graves comme les guerres avec leurs cortèges de pillages et réquisitions perturbent régulièrement la structuration d’une population mais enrichissent aussi ce patrimoine par l’introduction d’animaux étrangers (par ex. pour les troupes musulmanes, image 4) et la reconstitution par l’achat d’animaux étrangers.

– l’industrialisation minière et métallurgique en Lorraine favorise l’élevage familial et vivrier par la création de cités ouvrières, de corons et de populations immigrées (Italiens, Ibériques et Maghrébins) à économie de jardin, basse-cour et petit élevage.

Image 4 : Débarquement 1915 à Rouen d’immenses bandes des chèvres des colonies pour nourrir les soldats musulmans des armées coloniales.

Cette chèvre commune a été élevée dans deux types d’élevages qui ont existé en Lorraine dès la fin du XIXème siècle, très différents l’un de l’autre :

L’essentiel de l’effectif est dans des élevages familiaux, composés de quelques sujets entretenus en complément de la basse-cour par les ménagères, dans une économie familiale de troc communautaire et autarcique (Crépin 1906). Ces chèvres sont utilisées pour la production de lait, de viande (chevreaux, chèvres de réforme), la peau, quelquefois le travail (traction de petits véhicules légers, portage), le fumier, le poil (crins de matelassure, de tissage, de feutrage, de crépis, de poterie et de fonderie). L’allaitement de substitution ou complémentaire des enfants, des poulains, des agneaux, des veaux, des lapins est fréquent. Cet élevage fournissait le nécessaire à la vie familiale et au troc avec les voisins.

L’élevage familial est basé sur l’utilisation des « restes » (notion de nettoyage et de recyclage) : épluchures, petits stocks de foin fauché sur des terrains difficiles, vergers, bords de chemin, fruits tombés, herbe fraîche ramassée comme pour les lapins, feuillages et sarments de taille, mise au piquet sur les talus et les berges, etc. L’animal recherché est donc capable de changer  brutalement de nourriture, de s’adapter aux ressources saisonnières.

C’est souvent le berger communal qui rassemblait tous les matins au son d’une corne le petit bétail des gens du village pour l’emmener sur les friches et les vaines pâtures ou des terrains militaires désaffectés. Cette pratique est également documentée dans le Haut-Rhin (image 5).

Image 5 : le berger communal rassemble au son d’une trompe le bétail des gens du village de Soultzeren pour les amener paître (fin des années 40).

Peu rémunérés, ces bergers partirent travailler en usines à l’époque de l’industrialisation pour disparaître dans les années 30 et surtout lors de l’industrialisation après la dernière guerre (Grammes, 2007).

L’animal de ces systèmes est docile et facile à traire par les mains de femmes et d’enfants. La deuxième qualité recherchée est la durée de lactation, en évitant si possible, les maximums d’été et le tarissement rapide. Certaines de ses chèvres communes donnent du lait toute l’année et en bonnes mains. Même si le rendement laitier de ces chèvres restait généralement modeste, quelques-unes atteignirent des rendements étonnants (+ de 1000 litres/an) (Marquart, données personnelles) démontrant le potentiel existant dans ces animaux.

En grande économie agricole la chèvre était adjointe aux troupeaux ovins et bovins en transhumance. En effet, l’Alsace et la Lorraine étant des régions de grande transhumance ovine horizontale, des chèvres figuraient habituellement dans les troupeaux. Différents types de transhumance en Lorraine ont été rapportés (Mechin, 1983 ; Jussiau et al., 1999) : dans la partie vosgienne, les troupeaux montent en estive sur les chaumes ; dans la partie centrale de la Lorraine les animaux pâturent en été sur les plateaux meusiens, une grande transhumance Ouest-Est entre l’Alsace et la Meuse (Grammes, 2007) voire la Picardie et finalement entre les Côtes de Meuse au Nord et la Woëvre au Sud (dont les frères Ory à Bouxières-aux-Dames peuvent encore témoigner). Ces troupeaux transhumants constituaient un lieu d’approvisionnement ou d’échange pour l’habitant sédentaire, soit en bêtes reproductrices soit en bêtes à tuer. La facilité d’apprivoisement des caprins permettait une meilleure conduite des troupeaux (chèvres guides et de rappel). En effet, les chèvres recherchant la plus grande variété possible de végétaux, consomment des plantes que les moutons ignorent : bardanes, chardons, orties mûres, arbustes, roseaux, ronces et lierres (Marquart, observations personnelles). Elles se tiennent donc en périphérie du troupeau et l’entraînent, mais reviennent bien au rappel. Elles nettoient.

Les qualités laitières des chèvres dans ce type d’élevage sont moyennes (environs 00 à 400 L de lait, la lactation étant plus saisonnière qu’en élevage familial). En effet, elle est orientée vers l’élevage d’agneaux orphelins, la production de chevreaux mais aussi de lait destiné à être mélangé à du lait de vaches afin de lui donner du goût en transformation fromagère (par ex. le cas des petites exploitations à Liouville 55). Par contre la capacité à bien marcher est entretenue car les moutons lorrains sont de grande taille et bons marcheurs (ancien Wurtembergeois, actuels moutons de l’Est à laine Mérinos).

Ainsi différentes façons d’élever de chèvres coexistaient. Celles-ci ont été regroupées sous le nom de chèvres communes ou chèvres de pays, sans y associer un phénotype spécifique. Bien sûr, ce phénomène n’est pas exclusivement réservé à l’Est de la France. Cependant, les spécificités de la Lorraine le favorisent particulièrement. En effet, le modèle d’élevage familial dominant et le type de végétation exploitée créent un type local identifiable et différent de la chèvre d’autres régions de France. Par ailleurs, la moucheture de la robe, apparemment liée à l’introduction de boucs par la Société d’Acclimatation (cf plus haut) semble en être un signe particulier.

L’époque de l’intensification d’après-guerre

Vers les années 60 apparurent les chevriers en Lorraine, c’est-à-dire des agriculteurs spécialisés n’élevant que des chèvres, dont le revenu principal est basé sur le lait transformé à la ferme et vendu en direct. Un des premiers d’entre eux était Pierre Meyer de Bouillonville (54). Il circulait dans les campagnes en tant que représentant d’aliment du bétail et achetait des chèvres de pays, des « chèvres à mémère » selon son expression. Il constitua un troupeau d’une centaine de bêtes et s’installa vers 1964. Rapidement s’instaurait un échange d’animaux avec d’autres éleveurs locaux. En 1972, la Station Régionale de Conservation de la Nature-zoo de Haye (GECNAL) près de Nancy, achète 5 chèvres à Pierre Meyer dont le lait servait plus qu’à la consommation humaine, pour allaiter divers jeunes animaux sauvages recueillis. Et le zoo de Haye continue d’élever ces animaux dans un esprit qu’on ne nomme pas encore de l’extensif. Par contre, les installations à la fin des années 60 et début des années 70 se firent souvent avec des chèvres plus productives. La majorité des élevages spécialisés optent pour l’introduction d’Alpines chamoisées ou de Poitevines, accompagnée d’une intensification des conditions d’élevage, ce qui change progressivement le caractère des animaux vers un élevage plus productif mais moins attentif à la valorisation du terroir un peu rude de la Lorraine.

Lors de l’époque du productivisme dans les années 70 et 80, rares sont les éleveurs qui continuent l’élevage caprin dans l’esprit historique. A contre-courant, Jean Jacques Marquart s’installe en 1978 avec 8 chèvres et un bouc du zoo de Haye, mais également avec 8 chèvres issues du troupeau d’un berger transhumant d’Einville (54) à Liouville (55), puis à Trondes (54). Il développe son troupeau dans l’esprit de valoriser les spécificités de ces chèvres tout en améliorant leur production. En effet, il ne valorisa pas uniquement le lait mais également les peaux et la viande de ces animaux – ce qui avait tendance à se perdre à cette époque.

En 1996, ce troupeau caprin a été partagé entre Mme A. Marchand à Dolcourt (54), L. Jubert à Flassigny (55) et l’association F.E.R.M.E. par l’entremise de V. Guillemin à Dammarie sur Saulx (55). Même si le placement d’animaux par F.E.R.M.E. n’aboutissait pas à la création d’élevages, un micro-réseau pour l’échange de reproducteurs a été constitué par les deux premiers éleveurs. De plus, la diffusion d’animaux à partir de ces 2 troupeaux permettait d’introduire de tels animaux dans quelques élevages. En effet, les créations d’élevages à partir de tels caprins reprennent à partir de cette époque comme illustrent par ex. l‘élevage Pruvost aux Eparges (55) et vers la fin des années 90 au Parc Animalier de Sainte Croix (57). Ensuite il y a aussi introduction de boucs lorrains – comme on les nomme maintenant de plus en plus souvent – dans des troupeaux d’Alpines chamoisées, une autre façon de démultiplier l’effectif. Cependant, ce croisement avec des chèvres alpines est rarement suivi d’une sélection visant à conserver les traits de la chèvre de Lorraine. De même, l’introduction de femelles dans les troupeaux composés surtout de races productives, débouche souvent sur une « alpinisation » des animaux. Ainsi apparaît la nécessité d’accompagner l’engouement heureux pour ces animaux avec une sélection orientée vers un maintien des traits historiques afin d’éviter leur absorption, comme elle s’était déjà produit au début des années 70 (cf. plus haut).

En parallèle et dans un premier temps sans lien, un groupe d’étudiants de l’ENSAIA de Nancy, réalise un travail de recensement et de caractérisation des animaux identifiés comme « chèvre de Lorraine » en automne 2006. Neuf éleveurs et 78 animaux sont alors recensés sur le territoire lorrain. Ce premier chiffrage précis depuis des années de « on dits » (car chacun a sa version de la chèvre de Lorraine) montre l’urgence de s’organiser pour sauver ce qui peut encore l’être, au titre du patrimoine naturel autant que du patrimoine culturel. A la restitution de ce projet émerge l’idée de créer une association.

Un nouvel essor

Et 14 membres fondateurs la créent seulement 9 mois plus tard, le 26 novembre 2007 sous le nom d’association des amis de la chèvre de Lorraine. Pour les quelques éleveurs ayant conservé cette chèvre, et pour ceux qui les rejoignent, une nouvelle aventure commence…

L’engouement pour cette nouvelle association est étonnant et les effectifs – caprin et humain – augmentent très vite. Est-ce que cela reflète la recherche de l’identité, du patrimoine local ou une simple curiosité ? En tous cas, l’association compte fin 2008 (après un an d’existence) une quarantaine d’adhérents issus de 3 horizons différents: les éleveurs professionnels (dont les chèvres sont le « gagne-pain »), les éleveurs amateurs (dont les chèvres ne représentent pas une source de revenu) et les amateurs passionnés par ces animaux même s’ils n’en possèdent pas eux-mêmes. Il y a également des établissements locaux proches du milieu des animaux domestiques comme la ferme forestière (ancien zoo de Haye), le Parc Animalier de Sainte Croix, l’ENSAIA de Nancy ou l’association F.E.R.M.E. qui adhèrent à l’association et participent ainsi au développement de cette population caprine. Cette hétérogénéité des adhérents n’est pas un frein mais constitue – au contraire – une richesse d’approches et d’expériences qui permettent en outre de renouer avec les motivations historiques d’élever ces chèvres.

De plus des éleveurs dans les 4 départements lorrains, l’association compte aujourd’hui des éleveurs dans des départements limitrophes de la Lorraine comme les Ardennes, la Haute Marne, le Haut-Rhin et la Haute Saône et même des éleveurs de chèvres en Corrèze ou en Lorraine belge. Le fichier généalogique – le « goat book » – mis en place par l’association compte à la fin de l’année 2008 plus de 200 caprins vivants, soit plus que le double de l’effectif du février 2007.

Et vers quoi s‘orienter dans le futur ?

Le chemin parcouru par l’association après si peu de temps est très encourageant. Maintenant il va falloir pérenniser la mise en commun de la gestion des chèvres afin de ne pas se laisser essouffler ce départ enthousiaste.

L’échange des reproducteurs se met en place à une plus grande échelle sous l’égide de l’association. L’objectif est, là aussi, de maintenir la diversité de ce qui a échappé à l’alpinisation. Pour cela, il faut veiller à ne pas perdre la descendance des animaux ayant des origines lorraines. En effet, les chevreaux doivent être dirigés de préférence vers des membres de l’association ayant accepté les règles du jeu. Par le passé, l’échange d’animaux a été vital pour la survie de cette population à si faible effectif, mais a aussi conduit à une introduction plus ou moins forte des grandes races classiques. La rédaction d’un tout premier « standard lorrain» lors de l’Assemblée Générale de 2008 a fixé une première limite pour regrouper tous les animaux connectés à la population d’origine tout en exprimant un minimum du phénotype originel et dissociable des grandes races. Il est fort à parier qu’il y aura d’autres recentrages quand l’effectif sera plus étoffé. Le travail futur  consiste à se focaliser de plus en plus sur les animaux exprimant ce phénotype tout en veillant à des qualités productives permettant aux éleveurs d’en vivre. Ce chemin sera à conduire avec patience et persévérance afin de ne pas fixer trop vite des objectifs trop ambitieux pour une population d’une taille si modeste.

Dans cette optique il est vital de trouver des animaux pour tous les nouveaux  adhérents souhaitant démarrer un élevage de chèvres de Lorraine. Actuellement, la demande dépasse l’offre avec de tels effets sur les prix que l’installation des nouveaux éleveurs n’est pas toujours facile. Or, la multiplication d’élevages sur le terrain est une assurance (sur)vie en cas de pandémie ou d’autres calamités agricoles qui peuvent toujours s’abattre sur notre zone. Nous allons relever ce défi collectivement afin de disposer d’une base animale plus robuste pour envisager le futur.

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Voir L’Histoire de l’association