Face à la sécheresse, une ferme de Côte-d’Or ménage ses chèvres et le chou

Un de nos éleveurs adhérents partage avec vous son témoignage dans le journal Libération.

Retrouvez ici l’article sur le site du journal Libération.

France, le 21 février 2023 a Aubaine (Cote d Or). Ferme du Bokin Cor, elevage caprin. Lorette Vugier, 39 ans, propriétaire de la ferme, en train d’expliquer à leur salarié Patrick Dewolf le travail à faire sur les parcelles cultivées. Photographie de Claire Jachymiak / Hans Lucas.

Julien Lecot, envoyé spécial à Aubaine (Côte-d’Or)

Les cheveux au vent, Lorette Vugier jette un coup d’œil à l’imposante bassine construite dans sa ferme il y a quelques mois pour récupérer la pluie qui s’écoule des toits. «On a installé une réserve d’eau de 250 m3 pour être plus autonomes et arroser nos plantes aromatiques l’été. Mais même l’hiver, elle ne se remplit pas. A cette période-là, elle devrait pourtant déjà être pleine», lâche l’agricultrice, de sécheresse lasse.

En ce matin du mardi 21 février, un grand ciel bleu recouvre la ferme du Bôkin Cor, nichée à Aubaine, 600 mètres d’altitude, à quelques kilomètres de Beaune (Côte-d’Or). Impossible de distinguer le moindre nuage grisonnant à l’horizon. Difficile de se souvenir de la dernière fois qu’il a plu. En ce début d’année, le coin est touché comme une bonne partie de la France par une forte sécheresse. Du jamais vu en plein hiver, et un record digne, toutes saisons confondues, du mois sans pluie durant le confinement de 2020. Forcément, chez les éleveurs et agriculteurs des environs d’Aubaine, l’inquiétude monte. «On sent un réel malaise chez les paysans, une certaine morosité, raconte Thomas Maurice, qui gère la ferme avec Lorette Vugier, sa compagne. J’ai un voisin qui a peur de ne plus avoir d’eau pour ses vaches. Ses sources sont déjà à sec et il réfléchit à creuser, une fois de plus, d’autres puits pour pomper encore plus dans les nappes. C’est sans fin…»

Résilientes. Mais dans la ferme bio du Bôkin Cor, en dépit des sécheresses qui s’enchaînent, une certaine sérénité règne. «On ne va pas dire qu’on n’est pas inquiets, on l’est tous. Mais on l’est peut-être moins que d’autres», concède Thomas, bonnet sur la tête et sweat à capuche sur le dos, en sirotant une tisane maison. Ce relatif optimisme ne sort pas de nulle part : l’exploitation, qu’il a lancée il y a dix ans après un master en écologie et aménagement du territoire et quelques années à travailler dans la protection de la nature, est pensée pour faire face autant que faire se peut au dérèglement climatique et à l’aridité.Ici, l’activité principale est l’élevage de chèvres pour le fromage. Derrière la porte d’une grange en bois, cachée par quelques bottes de foin, elles sont une quarantaine à attendre une mise bas prochaine et la fin de l’hiver pour retourner pâturer. Thomas les présente une à une par leur prénom, comme un parent qui fait la différence entre des jumeaux. Au printemps, et pour sept à huit mois, elles passeront une dizaine d’heures par jour dehors à brouter tout ce qu’elles trouvent. «Les chèvres, c’est pratique : elles s’adaptent presque à tout, surtout à la chaleur. Au contraire des vaches, elles ne boivent pas beaucoup d’eau, s’hydratent surtout en mangeant des feuilles, et quand il fait très chaud, sec et que l’herbe est brûlée, elles sont heureuses avec les arbustes qui, eux, survivent, détaille l’exploitant de 39 ans. On a un temps pensé à mettre quelques vaches, mais c’était trop compliqué par rapport au type de terrain sur lequel on est et à l’avenir incertain, à cause des sécheresses. On aurait eu besoin de beaucoup plus d’eau, d’herbe et de foin.»Au Bôkin Cor, on a par ailleurs préféré les chèvres de Lorraine, plus résilientes et adaptées à l’élevage extensif, à d’autres races plus productrices en lait. Et le choix a été fait de garder un cheptel relativement petit – jamais plus d’une cinquantaine de bêtes, une majorité des chevreaux sont revendus – tant pour éviter de surmener les 25 hectares de prairie et broussailles que pour pouvoir gérer plus facilement les aléas. «S’il n’y a plus d’herbe chez nous, on peut négocier avec des voisins ou des communes pour que nos chèvres pâturent un peu chez eux. A 300 bêtes, ça serait forcément plus compliqué, illustre Lorette. Tout est fait pour adapter la ferme au territoire et non le territoire à la ferme, comme beaucoup trop le font, croyant utopiquement pouvoir être supérieurs à la nature. C’est comme ça qu’on tient.»

Rentabilité. Plus qu’une simple exploitation, le couple voit aussi sa ferme comme «un projet militant et un projet de vie» inscrit dans la «lutte collective», notamment via la Confédération paysanne dont tous deux sont membres. Leur objectif ? Montrer qu’une façon plus viable de produire est possible sans davantage malmener l’environnement. Et qu’on peut anticiper pour s’adapter au dérèglement climatique. Quand ils évoquent leur vision du monde agricole, Lorette et Thomas parlent d’ailleurs d’une seule voix. Elle commence les phrases, il les finit. Et vice versa. A deux, ils dénoncent une «lobotomisation productiviste», où les institutions agricoles «ne cherchent pas à assumer une transition structurelle des choses» et se contentent de mettre «quelques rustines à droite à gauche» sans penser au long terme : «On sauve le système sans mener de réflexion globale alors qu’il va droit dans le mur. C’est le cas par exemple des mégabassines qui sont de vraies fausses solutions à très court terme, qui ne font qu’aggraver le problème [leur bassine ne pompe pas dans les nappes phréatiques, ndlr]. Il y a toujours cette idée que les ressources naturelles sont inépuisables et qu’on trouvera bien un moyen technique pour que ça continue de rouler.»Faute de «politiques suffisamment ambitieuses», le couple reconnaît néanmoins que leur modèle a des limites et qu’il ne convient pas pour l’heure à tout le monde. Notamment en raison de sa faible rentabilité, sacrifiée sur l’autel de «la durabilité, du bien-être animal et de la biodiversité».«Des fois on en bave et on se dit qu’on est les rois des cons à bosser 50 heures par semaine pour même pas un smic, parfois dans des conditions vraiment difficiles comme pendant les canicules. Tout ça pour que nos produits finissent dans les mains d’une clientèle aisée avec qui on n’a pas forcément beaucoup en commun. C’est normal que beaucoup finissent par arrêter, grince Lorette. Ce qui nous fait tenir, c’est qu’on sait que notre métier a du sens. Un jour, ça sera durable et viable dans un système global compatible.»